Tchakaloff for ‘Nouvel Economiste’

Posted on: December 30, 2007

“Inès de La Fressange
La particule élémentaire

Rien ne semble l’ébranler. Ni les traversées du désert, ni les meurtrissures cachées, ni les combats affectifs ou matériels. Dans son halo de lumière, les plaintes se taisent, les blessures se camouflent, les difficultés se transforment en volonté. La vie se poursuit avec entrain, légèreté, presque facilité. Au royaume du chic, la densité se travestit en frivolité.

Chaque semaine, Le nouvel Economiste révèle un tempérament à «L’Hôtel», rue des Beaux-Arts. Paris VIe. Portrait d’une icône du luxe français tentant de devenir une femme comme les autres.

Par Gaël Tchakaloff

Aujourd’hui, le diable s’habille en Prada. Il n’y a pas si longtemps, la déesse s’habillait en Chanel. Loin du jardin des modes et du défilé des passions, Inès de La Fressange pourrait incarner le portrait type de la femme du XXIesiècle. Amoureuse devenue mère, femme d’affaires ayant transformé le succès d’un jour en métier de toujours, égérie d’une génération féministe écartelée entre les contraintes familiales, incorporelles et matérielles. Pourtant, l’ancien mannequin est bien d’un autre temps. Et d’une autre société. Elle porte les stigmates éducatifs d’une génération presque disparue. Celle dans laquelle l’argent et le travail étaient vulgaires. Celle dans laquelle seuls l’esthétisme, la curiosité et la fantaisie comptaient. Alors Inès fait semblant. Semblant d’être comme les autres, puisqu’elle partage leurs difficultés contemporaines sans pouvoir réagir à leur manière. Dans son monde, les victimes n’existent pas. Le travail est acharné sous couvert de paresse et de désinvolture naturelles. Les tristesses ne surgissent qu’à huis clos, dans une solitude repliée. Les rires et la gaieté sont affichés. Le parisianisme obligé, bien qu’elle en ait un peu honte. La voilà, la grande prêtresse des magazines qui a tant fait rêver les hommes et les femmes, du haut de ses tailleurs en tweed et de ses ballerines matelassées. Elle a connu les fêlures personnelles et les désillusions entrepreneuriales. Elle a domestiqué la terre du paraître, si bien que ses nouveaux combats professionnels semblent, à l’écouter, un loisir supplémentaire. Loin de là, pourtant, en relançant la marque du chausseur mythique Roger Vivier et en devenant consultante dans l’univers impitoyable du luxe, Inès impose, pour la première fois, sa réalité.

Diamants sur canapé
Dans sa vie, tout a basculé. Mais cela ne l’a pas entamée car, seule, elle l’a toujours été. Seule d’abord, dans un monde d’enfants trop détaché de celui des adultes de sa famille. Seule ensuite, dans un univers de richesse ostentatoire, bien différent de celui de ses camarades de classe. Seule, enfin, car un jour, il n’y a plus eu d’argent. Alors, elle a trouvé un moyen pour s’en sortir. « Je suis devenue mannequin pour pouvoir acheter ma Carte orange », lance-t-elle, sans détails. Et peut-être un peu pour retrouver les agréments somptuaires de son enfance… Car sa grand-mère paternelle, Simone Lazard, digne héritière de la banque du même nom, entretenait toute sa famille avec générosité. Son père, André, s’est contenté de devenir broker, tandis que son cousin, Michel David-Weill, également parrain d’Inès, a repris les rênes de l’affaire familiale. Au départ, la bohème chic attire les émules. Le couple parental fantasque, uni par une passion dont les enfants paraissent un brin exclus, reçoit, dans un moulin proche de Paris, la crème des artistes pop d’une époque. Ils ont quitté les appartements du XVIe arrondissement parisien parce que le quartier était « ingarable ». Bref, la fantaisie est au goût du jour et Inès côtoie d’une part les designers, intellectuels et chanteurs proches de ses parents, de l’autre, les ministres d’Etat et les hauts fonctionnaires qui entourent sa grand-mère. Sa mère, issue d’une grande lignée d’origine argentine, se nourrit de musique et de littérature pendant que son père griffonne des mathématiques sur un tableau noir. Inès est inscrite dans un pensionnat de garçons, dans lequel la conduit chaque matin un chauffeur en Rolls-Royce dorée. Une vie rêvée des anges. Mais voilà, à ce rythme-là, l’argent disparaît rapidement. Lorsqu’il n’y en a plus, Inès, très tôt inscrite à l’Ecole du Louvre après avoir obtenu son bac à 16 ans, doit trouver une solution. Son petit ami d’adolescence, un ancien mannequin, lui conseille d’embrasser ce métier. Mais Inès n’a pas un physique classique. Cheveux courts, sourcils fournis, corps androgyne, un peu en avance sur la mode. C’est elle qui l’imposera. Après avoir essuyé un premier refus dans une agence de mannequins, elle est repérée par la dirigeante d’une autre agence au cours d’un dîner. Vingt-quatre heures plus tard, elle est photographiée par Oliviero Toscani pour le magazine Elle.

Arsenic et vieilles dentelles
La mode, elle la connaît depuis toujours. Sa grand-mère était une cliente renommée des maisons de couture parisiennes et sa mère fut un temps mannequin, avant de plonger aux côtés de son mari dans l’analyse lacanienne. Jusqu’à l’âge de 26 ans, Inès fait donc carrière dans ce métier, qui, au fond, l’ennuie. A l’entendre aujourd’hui, il n’y a pas pire en termes de manque d’intérêt, de contraintes physiques et de creux créatif. Elle est néanmoins la première à sourire sur les podiums, à y faire des clins d’œil et à marcher naturellement, comme si elle se trouvait dans la rue. Mais cela ne suffit pas. Après sept ans de nuits courtes, d’avions attrapés à la volée et de postures en robes d’été par des températures polaires, Inès décide de changer. Elle cherche un contrat permanent avec une marque qui lui laisserait le temps d’exercer parallèlement un autre métier. En plaisantant, Karl Lagerfeld lui suggère de signer avec une marque de café « comme cela, on pourrait dire, “Inespresso”… » Humour germanique, certainement. C’est pourtant lui qui l’embauchera comme mannequin exclusif pour la maison Chanel. Mieux que cela, il lui confie également les relations publiques du groupe. Si bien qu’Inès devient à la fois la muse des studios et celle des campagnes marketing organisées auprès des forces de vente. Elle aime tant cela qu’elle dépasse, certainement inconsciemment, les limites que son contrat professionnel lui impose. Tout est positif lorsqu’il s’agit de souffler des idées de création telles que les petites ballerines bicolores ou le mini-sac Chanel. Cela l’est moins lorsque l’association des maires de France décide d’en faire sa Marianne. Karl Lagerfeld ne souhaite pas habiller un monument. Il reprocherait à Inès, qui vient de rencontrer son futur mari, Luigi d’Urso, d’être moins concentrée sur son travail… Leurs relations se distendent à tel point qu’elle refuse, quelques semaines plus tard, de défiler dans l’unique robe couverte de lys que le créateur souhaite lui faire porter. La rupture est consommée, mais Inès a préparé sa sortie, avec l’avocat en vogue du moment, devenu depuis son ami, Georges Kiejman.
 

L’insoutenable sensibilité de l’être
Chassez les passions, elles reviennent au galop. Contrairement aux apparences, l’ancien mannequin star n’a pas confiance en elle. Elle masque ses complexes et ses doutes derrière une assurance déguisée en excès. Parfois, elle rit, parle et s’agite trop, devenant presque fébrile. Ceci explique peut-être qu’elle ait accepté une proposition, certainement trop précoce, au regard de son expérience et de son savoir-faire, au sortir de la maison Chanel. Lorsqu’Henry Racamier lui propose de la soutenir pour créer la marque qui porte son nom, en 1991, elle accourt, tête baissée. Malheureusement, le succès immédiat qu’elle rencontre ne l’empêche pas de perdre tout pouvoir au sein de la société, dont elle dirige la création et la communication. Le groupe Orcofi, qui détient la marque à l’époque, est en partie vendu à François Vuitton, et les 34 % du capital d’Inès se trouvent rapidement dilués. Licenciée, elle gagne néanmoins son procès aux prud’hommes mais ne survit, un moment, que grâce aux Assedic. Aujourd’hui, Inès n’a toujours pas le droit de faire une utilisation commerciale de son nom. En attendant, elle met son image et ses compétences au service d’investisseurs privés, qu’elle conseille, mais qui demeurent, pour l’heure, occultes. En lui proposant de rénover la marque Roger Vivier, Diego Della Valle (dirigeant de Tod’s) en a fait son ambassadrice. Boutique, portail, relations publiques, publication d’un livre consacré au chausseur… Inès utilise ces nouvelles cartes pour exprimer un œil, sans prendre de risques financiers. Son ami, Jean-Jacques Picart, résume ses qualités : « Elle a un grand sens du chic. Elle sait repérer le bon vêtement, mélanger la sophistication et le naturel, en prenant une distance saine par rapport aux choses qui coûtent cher. Son regard n’est pas luxueux, il correspond à une manière de vivre qui donne au quotidien un sel particulier. » Résolument croyante et humaniste, elle consacre également une partie de son temps à l’association du chirurgien Francine Leca, Mécénat chirurgie cardiaque. « Il y a deux types de personnes : celles qui considèrent que les choses sont inévitables et celles qui les appréhendent comme étant insupportables. Je fais partie de la seconde catégorie », résume Inès. Une manière pudique d’expliquer sa capacité à toujours rebondir. “

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